Cédé par Saint-Gobain, Lapeyre à la merci d'un fonds vautour allemand ?
L’entreprise Lapeyre est-elle vouée à la liquidation judiciaire ?
Le pedigree de son nouvel actionnaire, Mutares, un fonds allemand au passif social sulfureux, laisse craindre le pire. L’enjeu industriel est de taille pour cette entreprise en difficulté financière depuis plusieurs années, spécialisée dans les équipements de maison (portes, fenêtres, salles de bains, cuisines, etc.), et qui compte plus de 3 500 salariés, dix usines et 126 magasins répartis sur tout le territoire français.
C’est Saint-Gobain, le propriétaire de Lapeyre depuis 1996 qui, ne voyant plus l’enseigne comme une «activité au cœur de sa stratégie», a cédé pour presque rien l’entreprise à Mutares avec en cadeau 243 millions d’euros de dot. La cession a été homologuée le 1er juin dernier par le tribunal de commerce de Paris.
UNE VENTE QUI FAIT PEU DE DOUTE
MODÈLE ÉCONOMIQUE SULFUREUX
Comme Marianne l'expliquait en mai dernier, le modèle économique du fonds allemand a de quoi inquiéter. En principe, il rachète des entreprises en difficulté pour quasiment rien, tout en percevant des dots à la signature, pour ensuite les redresser et dégager des plus-values à la revente. Mais à la lecture des comptes sociaux du fonds, on se rend compte qu’il est à la peine pour dégager des gains : en 2020, sa trésorerie était ainsi négative d’un peu plus de 30 millions d’euros.
Pour tenir, d'une part, Mutares s'endette sur les marchés financiers – pour 70 millions d’euros en 2020 – ce qui lui a, soit dit en passant, permis de distribuer de confortables dividendes de 15 millions d’euros, dont une bonne partie est revenue à son top management qui détient 40 % du capital.
D'autre part, Mutares mise sur un système de commissions (management fees) qui lui sont remontées par les sociétés qu’il reprend, en échange de divers services. Concrètement, le fonds allemand propose à la direction de l'entreprise fraîchement reprise de faire intervenir des consultants maison afin de soutenir leur redressement. Un déploiement qui donne lieu à facturation.Pour ce qui concerne Lapeyre, Mutares aura la possibilité de récupérer 14 millions d’euros de commissions payées par l’enseigne lors des trois premières années, selon le cabinet Altinea, qui a eu accès au contrat de vente.
«POMPER LE MAXIMUM DE CASH»
Mais ce n’est pas tout. Des représentants du personnel de Lapeyre ont pu discuter avec des anciens collaborateurs du fonds. Et il y a de quoi s'alarmer…
Le délégué syndical CGT Jérôme Brière nous raconte : «les différents témoignages que nous avons pu recueillir nous évoquent un milieu "de requins", où l’on monte les gens les uns contre les autres pour faire capoter l’entreprise de l’intérieur, en faisant porter la responsabilité aux équipes ». « Ces témoins sont unanimes pour dire que Mutares est un fonds vautour, sans intention de restructurer réellement les sociétés qu’il reprend», poursuit le délégué syndical.
Le but de Mutares ? «Pomper le maximum de cash des entreprises en difficulté qui sont reprises et sous forme de commissions pour payer les consultants, et surtout pour pouvoir s’endetter à nouveau, racheter une nouvelle société, et ainsi de suite». Le tout avec un investissement minimum dans la société reprise, et en imposant des restrictions budgétaires strictes.
Ainsi,
«petit à petit, les gens de Mutares réduisent la voilure, en
coupant un certain nombre de branches, en en restructurant d’autres,
afin de jouer la montre, le temps de faire remonter suffisamment
d’argent via les commissions. Puis ils s’en vont laissant souvent
les sociétés reprises sur le carreau».
PERSONNES À ÉLIMINER
Il n'y a qu'à voir les précédents Pixmania, Artmadis ou Grosbill, repris par Mutares, qui ont tous débouché sur des fermetures. Sur ces deux derniers dossiers, des poursuites judiciaires sont d’ailleurs en cours et Mutares concède dans son rapport annuel que « le risque maximum lié à ces poursuites s'élève à environ 34 millions d'euros».
Et en interne, comment les collaborateurs de Mutares procèdent-ils concrètement avec l'entreprise rachetée ? À la lumière des informations collectées, Jérôme Brière explique qu’« ils semblent mettre en place un directeur général sous contrôle, qui n’a pas réellement voix au chapitre en cas de divergence de vues». Dans le même temps, «de jeunes consultants font un état des lieux et remontent les informations, mais au sujet de métiers dont ils n’ont en général pas la connaissance suffisante, du fait de leur faible expérience». États des lieux qui sont un moyen parfait pour Mutares pour identifier par la suite «les personnes à éliminer, recaser, ou conserver, plutôt que d’une véritable stratégie à adopter pour restructurer la société avec succès».
En somme, « Mutares est un liquidateur sans aucune vision stratégique. Ils veulent juste piller le groupe», tranche Jérôme Brière.
GRANDES MANŒUVRES EN COURS
Au siège de Lapeyre, les grandes manœuvres sont en cours. Comme prévu, le fonds allemand a déjà installé «des consultants de Mutares, ou de Porsche Consulting, un cabinet allemand proche de Mutares, sans que l'on ait plus de précisions», explique Christophe Pace, membre du CSE Lapeyre et de la CFE-CGC.
En parallèle, une nouvelle direction a été mise en place par le fonds : l’ancien P.-D.G. François Rollet a été remplacé par Marc Ténart, ex-PDG de Conforama, un poids lourd de la profession. «Ce n’est pas n’importe qui. Sur la partie distribution et négoce, il sait de quoi il parle, c'est réellement son ADN, certes. Mais connaît-il vraiment la partie industrielle, qui est stratégique chez Lapeyre ?», explique Christophe Pace. Marc Ténart ramène avec lui toute une équipe. De l’ancienne direction, il ne reste en fait plus grand monde. Problème, derrière chaque nouveau membre de la direction, «il y a toujours des consultants de Mutares...», s’inquiète Christophe Pace. Pas de quoi pousser à l'optimisme lorsqu’il s’agira d’arbitrer pour de futurs investissements. Aussi bien intentionné et compétent soit-il, Marc Ténart restera sous le joug de son actionnaire.
Ainsi va la vie du capitalisme financier. «Si ça ne va pas pour lui, il s’en ira : des profils comme le sien sont très recherchés. Certes, il sera peut-être trop tard pour les salariés de Lapeyre…», glisse un fin connaisseur du dossier.
BESOIN D'INVESTISSEMENTS
Dans une lettre envoyée aux salariés, Marc Ténart s’est engagé à ne fermer «aucun magasin et site industriel d'ici fin 2022». Mais quid des intentions de Mutares une fois passée cette échéance ?
À Marianne, Mutares assure qu'il souhaite «réussir le redressement de Lapeyre dans la durée». On en saura plus lorsque la stratégie de la nouvelle direction de Lapeyre sera dévoilée en fin d’année 2021. Des bribes ont été données aux syndicats. Là encore, rien de réjouissant : «pour l’instant, on paie les factures des consultants, et on nous dit qu’il va falloir faire des économies. Aussi, afin de faire rentrer de l’argent, la direction voudrait faire passer les points de vente sous le statut de franchise, ce que les salariés de notre pôle distribution ont toujours refusé. L'inquiétude est grande», explique Christophe Pace.
Hélas, pas de trace d’investissement nouveau dans les usines. Or «si l’on n’investit pas dans l'outil industriel, Lapeyre n’arrivera probablement pas à redevenir compétitif », estime-t-il. «Il faut dire la vérité aux salariés qui ne sont pas toujours conscients du danger : quand on prend Mutares pour gérer une entreprise, vu les exemples que l'on a, on s'attend à un plan social lourd de conséquences», conclut Christophe Pace, qui «s'inquiète aussi pour les clients de Lapeyre ».
SAINT-GOBAIN SUR LE GRIL
Mais pourquoi diable Saint-Gobain a-t-il sélectionné Mutares comme repreneur ?
«En raison de sa large expérience en redressement ainsi que ses capacités financières, mais aussi et surtout pour son engagement dans le projet, sa compréhension des enjeux et défis à relever », nous expliquait l’entreprise du CAC 40 en mai dernier.
Et en demandant l'aval du tribunal de commerce, le groupe ne veut-il pas se protéger juridiquement dans le cas où Mutares enverrait l’entreprise Lapeyre à la casse ? Non, répond le géant du BTP qui jure que son objectif est «de donner de la sécurité à Lapeyre. C’est une démarche facultative de validation extérieure qui permet d'assurer que le processus s'est passé de façon structurée et que les intérêts de la société sont bien défendus. L’homologation permettant la mise en place de la fiducie », dans laquelle sera versée la dot de 243 millions d’euros afin que cette trésorerie ne soit «pas versée directement à l’acquéreur ».
BERCY AVERTIT
Et le gouvernement dans tout cela ? Lui qui se targue de vouloir redonner à la France sa «souveraineté économique » n’a pour l’instant pas bougé le petit doigt concernant cette procédure de gré à gré entre opérateurs privés. Mais plus le temps passe, plus l’identité du repreneur inquiète à Bercy, notamment concernant «les répercussions potentielles sur les territoires» en cas de plans sociaux.
Qui plus est en pleine échéance électorale. «S’ils commencent à fermer des sites, ils devront négocier des PSE [Plan de sauvegarde de l'emploi]. Dès lors, les services du ministère du Travail regarderont le dossier de très près », nous indique une source ministérielle en guise d’avertissement. En espérant qu’il ne sera pas trop tard pour les salariés de Lapeyre…
Marianne
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