Brizé travaille la taille patron
C'est devenu une habitude. Le même acteur, Vincent Lindon, et toujours des hommes et des femmes au bord de la crise de nerfs. Après la Loi du marché et En guerre, Stéphane Brizé poursuit son exploration de la déshumanisation du travail avec Un autre monde, le segment le plus réussi de sa trilogie. Le film fonctionne comme une sorte de friction d'un ancien et d'un nouveau monde dans laquelle un patron paternaliste se confronte à la schizophrénie du capitalisme.
Philippe Lemesle (Vincent Lindon) dirige une usine affiliée à un grand groupe états-unien. Avec sa bonhomie et son sens de l'écoute, il a su obtenir une productivité élevée des ouvriers. Et ainsi répondre aux attentes de ses employeurs sans s'aliéner le soutien de ses cadres et des syndicats. Si, en accédant à ce poste, il a profité d'une belle promotion, il y a également laissé des plumes. Accumulant les heures de labeur, délaissant sa famille, il a dû se résoudre à accepter le divorce réclamé par Anne, son épouse (Sandrine Kiberlain), à bout. Son fils Lucas (Anthony Bajon), en pleine décompensation, effectue un séjour en institution spécialisée. Dans son entreprise, Philippe agit en bon petit soldat du libéralisme. Lorsque la maison mère lui réclame une compression de 10 % des effectifs, soit une cinquantaine de salariés, il acquiesce. Avant de s'apercevoir de l'impossibilité d'entériner cette requête sans nuire à la viabilité de l'exploitation et à la santé des employés. Il imagine alors une proposition alternative.
Le cinéaste avait déjà largement fait appel à des comédiens non professionnels lors des deux premiers opus de cette trilogie du travail. Ses séquences gagnaient en authenticité ce qu'elles perdaient en technique de jeu, leur insufflant une force incroyable. Certes, il use d'un procédé similaire avec d'étonnants choix de casting. Le plus inattendu et le plus pertinent étant celui de Marie Drucker, admirable en ambitieuse patronne de la branche française. Mais il se recentre également beaucoup sur l'intime, tel le bel échange entre mari et femme, encadrés par leur avocat respectif, face au juge en charge de leur divorce. Cette volonté quasi charnelle s'incarne aussi dans le personnage perturbé du fils, Lucas, formidablement porté par le talentueux Anthony Bajon, remarqué dans la Prière, Teddy et la Troisième Guerre. Le cinéaste souligne ainsi la déflagration entraînée par un dérèglement systémique où la pression professionnelle précarise la vie familiale.
Un homme remis en cause dans ses convictions et sa logique
Contrairement aux autres personnages incarnés par Lindon - Thierry Taugourdeau, chômeur puis un agent de sécurité en hypermarché, dans la Loi du marché et Laurent Amédéo, syndicaliste, dans En guerre -, Philippe Lemesle n'a pas de problème de fin de mois. Il n'en demeure pas moins touché par un fonctionnement qui remet en cause sa probité et sa morale et fait éclater sa cellule familiale. Comme d'habitude, l'acteur est impeccable. Complexe, parfois attachant, il campe un homme contraint à des choix qui le font reconsidérer ses convictions et sa logique. Brizé, qui l'avait aussi dirigé dans Mademoiselle Chambon, déjà avec Sandrine Kiberlain, ici renversante, et dans Quelques heures de printemps, retrouve avec bonheur son comédien fétiche, devenu indissociable de son oeuvre.
Un autre monde est des trois volets le plus chorégraphié. Le plus abouti aussi. Son choix de tourner à plusieurs caméras, d'alterner des cadres soignés avec des séquences à l'épaule insuffle du rythme à l'oeuvre. Brizé explore les possibilités du cinéma, insère des réunions Zoom en forme d'écho à des prises de décision qui, tout en passant par le virtuel, n'en restent pas moins dramatiques pour les salariés concernés. La musique de Camille Rocailleux, venu du théâtre, instille à la fois de la tension et de la douceur autour de cordes et d'une voix lyrique. Le long métrage vaut par sa cinégénie mais aussi pour la qualité de son scénario - encore coécrit avec Olivier Gorce - dans un récit très documenté par des rencontres avec le psychanalyste Christophe Dejours. Cette irruption du réel dans la fiction, au coeur de la démarche du cinéaste, témoigne avec fougue et sincérité des incidences d'un dérèglement systémique sur les êtres.
Après avoir filmé les résignés, les révoltés, il s'attaque ici aux dominants. Et si leurs renoncements, bassesses et hypocrisies sont omniprésents, le cinéaste ne les diabolise pas. Il préfère judicieusement les placer face à des choix afin de mieux appréhender leur dynamique face à des décisions aberrantes dont ils acceptent ou pas d'être l'un des maillons.
Michaël Melinard pour l'Humanité
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